La liberté de rompre unilatéralement le contrat( Télécharger le fichier original )par Michaël Barberis Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines - DEA 2002 |
§ 2 : L'étendue de la rupture unilatérale177. La référence à l'équilibre contractuel commande positivement le pouvoir rompre un contrat déséquilibré (A) et négativement la sanction de la rupture d'un contrat équilibré (B) A] La liberté de rompre unilatéralement un contrat déséquilibré 178. Nous n'entendons pas exposer les nombreuses hypothèses au travers desquelles la rupture unilatérale du contrat nous apparaît justifier lorsqu'elle se fait l'écho d'une modification sensible de l'équilibre contractuel. La contestation de la spécificité des modes de rupture entre les contrats à durée déterminée et ceux à durée indéterminée nous semble à elle seule illustrer la liberté pour l'une des parties de rompre unilatéralement un contrat déséquilibré. La rupture unilatérale du contrat de mandat ne se présente dès lors plus comme une exception aux exigences dictées par l'article 1134, alinéa 2 du Code civil mais s'analyse au contraire comme une simple application du mode général de rupture dont nous nous efforçons de préciser les contours. L'équilibre du contrat de mandat, exemple type des contrats conclus intuitu personae, ne peut en effet ressortir indemne d'une perte de confiance du mandant envers son mandataire. La sanction de la rupture brutale d'un contrat de concession ne caractérise plus tant une entorse à la liberté de rompre unilatéralement un contrat à durée indéterminée, que la volonté des juges de limiter la rupture unilatérale d'un contrat équilibré, plus exactement, la rupture d'un contrat avant que celui-ci n'ait pu atteindre la position d'équilibre initialement envisagée par les parties. L'étude de la jurisprudence relative à la rupture unilatérale du contrat aux risques et périls du débiteur nous semble au contraire particulièrement intéressante pour mettre en lumière ce que nous entendons par la liberté de rompre un contrat manifestement déséquilibré (1). Cette liberté ne peut toutefois être raisonnablement conçue sans l'intervention du juge et le contrôle des motifs de la rupture (2). 1°) L'exemple de la rupture unilatérale à ses risques et périls La Cour de cassation admet aujourd'hui que l'un des contractants puisse rompre le contrat à ses risques et périls en cas de manquement grave de son cocontractant. Il convient d'examiner les fondements d'une jurisprudence (a) qui n'entend toutefois pas écarter définitivement le contrôle du juge (b). a- La justification de la rupture unilatérale 179. « La gravité du comportement d'une partie à un contrat peut justifier que l'autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls503(*) ». Les largesses de cette formule empruntée à la Cour de cassation marquent vraisemblablement le déclin de la résolution judiciaire ainsi que les prémices d'une rupture unilatérale du contrat dont il convient d'examiner les facteurs incitatifs. Si l'urgence peut tout d'abord constituer une entorse à l'exigence d'un mutuus dissensus, le fait que les manquements préexistaient en l'espèce à la rupture depuis de nombreuses années prive de fondement la rupture au regard de cette notion. Si en droit du travail, la faute grave du salarié permet également à l'employeur de rompre unilatéralement le contrat504(*), l'absence de qualification d'une telle faute prive en l'espèce la rupture unilatérale de tout fondement au regard de ce mécanisme. Si d'un point de vue économique, la rupture unilatérale du contrat permettrait d'autre part une réallocation plus prompte des ressources tout en évitant le coût d'un procès505(*), l'intervention a posteriori du juge pour contrôler la validité de la rupture, a priori tout aussi onéreuse, ne peut valablement justifier cette entorse à la force obligatoire du contrat. Certains auteurs soulignent finalement que si le dirigisme judiciaire s'exprime plus en aval qu'en amont, il faut peut-être voir dans cette possible évolution « le signe d'un libéralisme politique plus marqué, fût-il assez largement tempéré, ou plus exactement d'un libéralisme moins réticent à l'égard de l'individu que ne le fut longtemps le libéralisme français506(*) ». 180. Qu'elle découle de préoccupations économiques ou encore d'une analogie avec la résolution pour faute grave en droit social, la rupture unilatérale du contrat est désormais fondée lorsqu'elle répond au comportement grave du débiteur. Pour autant, la gravité de la faute peut-elle à elle seule justifier l'entorse aux articles 1134, alinéa 2 et 1184 du Code civil ? La question mérite d'être posée car la Cour de cassation se contente d'énoncer que la gravité du comportement d'une partie à un contrat « peut justifier » une résolution unilatérale. Certains auteurs conviennent qu'il est probable que la rupture des relations de confiance que supposait le contrat ait également joué un rôle déterminant dans la décision de rupture, et refusent ainsi « de généraliser l'existence du droit de rupture unilatérale en cas de manquements graves imputables à l'une des parties507(*) ». Si l'analyse ne souffre d'aucune contestation, mis à part la référence à l'inexécution du contrat lorsque la Haute juridiction mentionne un comportement positif, la portée que la doctrine lui a conféré nous apparaît cependant discutable. La gravité du comportement ne peut justifier à elle seule la rupture unilatérale du contrat non pas parce qu'il n'existe pas de principe général de rupture unilatérale du contrat en cas de comportement grave de l'une des parties, mais parce que la gravité du comportement ne pouvait, en l'espèce, à elle seule modifier sensiblement l'équilibre contractuel initialement déterminé par les parties. La portée que nous entendons donner à cette analyse n'est donc pas la négation d'un principe général de rupture fondé sur la gravité du comportement de l'un des contractants mais l'affirmation que la résolution du contrat est finalement fondée car un autre facteur perturbateur, la perte de confiance, a cumulativement conduit à déstabiliser sensiblement la composition harmonieuse du contenu du contrat. Ce sont donc « une attitude générale et l'accumulation de manquements plus ou moins importants que l'inexécution caractérisée d'une obligation formelle du contrat508(*) » qui ont modifié l'équilibre contractuel et justifié la rupture du contrat. b- Le contrôle de la rupture unilatérale 181. Libre, la rupture n'en est pas pour autant arbitraire. Si le créancier peut prendre l'initiative de la rupture parce qu'il juge le comportement du débiteur particulièrement grave, il ne peut prétendre écarter l'intervention de l'autorité judiciaire ; « le juge perd certes son rôle d'ordonnateur de la résolution ; il garde néanmoins le pouvoir de contrôler après coup l'attitude des parties509(*) ». Ce contrôle a posteriori de la légitimité et de l'opportunité de l'anéantissement du contrat s'effectuera cependant à la demande du débiteur et non à celle du créancier ; « il y a là un renversement de la charge de la saisine du juge510(*) ». 182. En ce qui concerne l'appréciation de la gravité du comportement de l'une des parties, la Cour de cassation précise tout d'abord qu'elle ne peut émaner que des juges, bien entendu non liés par l'appréciation faite par le créancier, et non d'une autorité ordinale511(*). Commentant les modalités de l'appréciation du manquement, la doctrine dénonce une subjectivité qui ne peut s'accorder avec les besoins de netteté inhérents à la résolution unilatérale. Selon ces auteurs, « pour ne pas nuire de façon excessive au débiteur, la résolution unilatérale ne peut pas se contenter des mêmes critères que la résolution judiciaire, car ils ne sont plus dans la main du juge mais dans celle du créancier512(*) ». Dans cette optique, l'inexécution d'une obligation déterminante ou essentielle, expressément visée par certains arrêts513(*), ne pourrait-elle pas conditionner la rupture unilatérale du contrat ? Cette proposition n'est pas satisfaisante. Elle constituerait d'une part une régression « puisque les comportements déloyaux dont l'accumulation justifie la résolution ne pourraient être que plus difficilement pris en considération514(*) » et serait d'autre part également difficile à mettre en oeuvre tant les contours de l'obligation essentielle ne sont pas précisément définis515(*). 2°) L'inévitable exigence d'une obligation de motivation Si le contrôle de la rupture unilatérale présente des difficultés, ne serait-il dès lors pas préférable de privilégier la voie de la motivation ? L'essor de la bonne foi permet d'envisager (a) cette exigence qui nous apparaît aujourd'hui nécessaire (b). a- L'appel de l'omniprésente bonne foi 183. « L'obligation de motivation renvoie en outre au mobile de l'acte, à sa finalité. Elle signifie que le contractant ne peut faire un acte juridique, utiliser un droit, qu'à la condition que cela soit motivé par un but particulier516(*) ». Cette obligation n'a nullement été précisée par les codificateurs, tout au plus est-elle ponctuellement envisagée par le législateur. Il en est notamment ainsi de l'article L. 420-2 du Code de commerce qui, prohibant l'exploitation abusive par une entreprise de sa position dominante, dispose que l'abus peut consister « dans la rupture des relations commerciales établies, au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées517(*) ». L'obligation de motivation n'ayant pas non plus suscité un intérêt particulier des magistrats de la Cour de cassation, les arrêts relatifs à la rupture des contrats de mandat d'intérêt commun sont essentiellement les seuls à s'y référer aujourd'hui518(*). Sa reconnaissance est au contraire refusée par une jurisprudence constante axée d'une part sur l'affirmation, pour un contractant, de l'exercice d'un droit de rompre, et d'autre part sur la négation, pour son cocontractant, d'un droit à la poursuite de la relation contractuelle519(*). Mais à une époque où « la vision individualiste et égoïste du rapport contractuel perd du terrain520(*) », cette solution ne saurait souffrir d'aucune contestation. 184. Certains auteurs ont notamment souligné la fébrilité du lien entre le droit de rompre le contrat et l'absence de motivation ; en ce sens le Professeur Fabre-Magnan souligne qu'il existe des droits non discrétionnaires dont l'utilisation peut être subordonnée à une obligation de motivation521(*). Dans la même optique, un autre courant doctrinal dénonce le maintien d'une solution au mépris de l'évolution législative. Comme nous avons pu le souligner522(*), la jurisprudence n'a notamment pas tiré toutes les conséquences de la qualification par la loi Doubin523(*) du contrat de concession en contrat d'intérêt commun524(*). La Cour de cassation juge en effet que l'intérêt commun de la collaboration des parties à la réalisation d'une oeuvre commune ne commande pas, en cette matière, une rupture non discrétionnaire de leurs relations525(*). Sous cette pression du corps professoral, la Haute juridiction semble toutefois avoir quelque peu infléchi sa position et reconnaît désormais aux juges du fond le pouvoir de discuter de la réalité et du bien fondé des motifs insérés par les parties dans le champ contractuel526(*). Qu'elle reflète d'ores et déjà « une exigence de motivation, et d'une exacte motivation527(*) » ou plus modérément la mise en place lente et sûre d'un contrôle des motifs de la rupture528(*), cette décision constitue quoi qu'il en soit une avancée significative. 185. Cette solution nous apparaît indispensable car nous pensons que la liberté de rompre unilatéralement un contrat déséquilibré ne peut être effective que s'il existe un arsenal judiciaire dissuasif. Nous n'entendons pas substituer l'exigence d'une motivation de la rupture aux contrôles de la bonne foi et de l'abus de droit du cocontractant ; l'examen systématique des motifs de la rupture du contrat nous apparaît simplement comme un mécanisme optimal pour assurer un maximum de transparence juridique et de stabilité contractuelle. Comparativement à l'abus, il marque en effet un encadrement plus étroit de l'exercice du droit : « lorsqu'un droit n'est limité que par son abus, cela signifie que les raisons d'en faire usage sont libres sauf exceptions contrôlées et sanctionnées ; lorsqu'en revanche le législateur ou le juge imposent au contractant une obligation de motivation, cela signifie que l'utilisation du droit est limitée, c'est-à-dire que le titulaire du droit ne peut en faire usage que dans les hypothèses et pour les finalités légalement prévues529(*) ». Le contrôle des motifs constitue donc un outil particulièrement adapté parce qu'il reflète en définitive un droit moins absolu. Or si nous sommes convaincus du fondement d'une liberté de rompre unilatéralement un contrat déséquilibré, nous avons tout à fait conscience que l'atteinte frontale qu'elle porte aux articles 1134 et 1184 du Code civil ne peut conférer à ce mode général de rupture la valeur d'un principe général et absolu. b- L'exemple du pacte civil de solidarité 186. Aux termes des articles 515-1 et suivants du Code civil, le pacte civil de solidarité est « un contrat conclu par deux personnes530(*) » qui peut prendre fin par la volonté unilatérale de l'un des partenaires531(*). Cette matérialisation d'un régime volontairement défini par opposition à celui d'un mariage institutionnel n'est pas sans soulever quelques difficultés. Comment prétendre en effet imposer aux partenaires une aide mutuelle et matérielle532(*) lorsque chacun d'eux est libre de rompre unilatéralement le contrat ? Cette liberté ne tend-elle finalement pas à vider de toute substance les engagements assumés par les parties533(*) ? Sensible aux difficultés que soulève la nature contractuelle du PACS, le Conseil constitutionnel a décidé qu'il appartenait au législateur « de préciser les causes permettant une telle résiliation534(*) ». Le Conseil semble ainsi privilégier un contrôle de la motivation ce qui implique que le législateur définisse les causes autorisant l'un des partenaires à rompre unilatéralement le contrat et que le juge apprécie la compatibilité des motifs de la rupture au cadre législatif ainsi défini535(*). 187. Il convient enfin de mettre en lumière le corollaire de la liberté de rompre unilatéralement un contrat déséquilibré, à savoir la sanction de la rupture unilatérale d'un contrat pourtant équilibré. Conçu négativement, la liberté de rompre unilatéralement un contrat équilibré, ou plus précisément la liberté de ne pouvoir rompre unilatéralement qu'un contrat équilibré, commande le prononcé du maintien forcé du contrat ou encore la consécration d'un droit à indemnité lorsqu'en certaines matières, comme celle du PACS, ce maintien ne peut raisonnablement être envisagé. B] La sanction de la rupture d'un contrat équilibré 188. « Le principe selon nous est que le débiteur est tenu de l'obligation [1]. Les dommages-intérêts ne sont que subsidiaires536(*) [2] ». 1°) Le maintien forcé du contrat équilibré « Alors que dans certaines hypothèses, le maintien forcé du contrat est une mesure d'exécution en nature résultant de l'annulation de la décision de rupture par le juge [a], dans d'autres cas, il est une mesure de réparation en nature du préjudice par laquelle le juge, sans remettre en cause la validité de la décision de rupture, sanctionne la responsabilité de son auteur537(*) [b] ». a- Le maintien forcé du contrat ordonné au titre de l'exécution en nature 189. Le maintien forcé du contrat est tout d'abord une exécution en nature résultant de l'annulation de la décision de rupture538(*). La nullité de la décision de rupture a expressément été envisagée par le législateur en diverses matières. Aux termes de l'article L. 112-32-2, alinéa 3 du Code du travail, la résiliation d'un contrat de travail suspendu au mépris de la protection dont bénéficie tout salarié malade ou accidenté est sanctionnée par la nullité. Dans la même optique, le congé donné par le bailleur à son locataire doit, à peine de nullité, indiquer le motif allégué et, en cas de reprise, de nombreuses mentions obligatoires539(*). En l'absence de texte particulier, la jurisprudence a également ordonné la prolongation forcée du contrat au titre de la nullité de la décision de rupture. La Cour de cassation a ainsi annulé le licenciement non autorisé d'un représentant du personnel540(*) ou encore celui d'un salarié prononcé en violation de sa liberté d'expression541(*). Certains auteurs ont par ailleurs proposé d'étendre le prononcé de la nullité à tous les actes de rupture dont la motivation heurterait les droits fondamentaux de la personne542(*). Comme peuvent en témoigner les décisions sanctionnant par des dommages-intérêts la rupture d'un contrat à durée déterminée en l'absence d'un comportement suffisamment grave du débiteur543(*), la Cour de cassation n'entend cependant pas forcer systématiquement le maintien du contrat en généralisant le domaine de la nullité. Cette dernière ne devrait ainsi n'être prononcée que lorsque « la partie qui a mis fin aux relations contractuelles ne disposait pas du droit de rompre le contrat soit parce qu'un tel droit n'existait pas ab initio, soit parce que son titulaire en a été déchu en raison de l'illicéité des motifs ayant inspiré la cessation des relations contractuelles544(*) ». 190. La nullité prononcée, aucun des effets juridiques que l'auteur de l'acte escomptait ne se produit ; l'acte est anéanti545(*). Le juge qui prescrit le maintien du contrat après avoir annulé la décision de rupture, « ordonne donc une mesure d'exécution forcée du contrat546(*) ». L'exécution forcée en nature du contrat, conséquence de la nullité, n'est-elle cependant pas contraire avec les dispositions de l'article 1142 du Code civil selon lesquelles « toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts, en cas d'inexécution de la part du débiteur » ? La Haute juridiction l'a longtemps considéré, refusant notamment d'ordonner la réintégration d'un représentant du personnel dont le licenciement avait été annulé547(*). Mais l'article 1142 précité ne constitue plus aujourd'hui un obstacle au maintien du contrat après l'annulation d'une décision de rupture ; réservé à des cas exceptionnels dans lesquels l'obligation a un caractère tellement personnel que son exécution impliquerait de recourir à une contrainte physique548(*), il s'efface dorénavant devant le respect de la force obligatoire du contrat. 191. La poursuite des effets du contrat permise par l'anéantissement rétroactif de la rupture est également problématique lorsqu'elle est prononcée par le juge des référés. Discutée par la doctrine549(*), leur compétence est tout d'abord justifiée lorsque le juge des référés ne fait que constater l'évidence en annulant un acte de rupture dont la nullité est particulièrement manifeste550(*). La continuation du contrat apparaît alors comme une mesure de remise en état qui, aux termes des articles 809, alinéa 1er et 873, alinéa 1er du nouveau Code de procédure civile se justifie pour faire cesser un trouble manifestement illicite551(*). Elle l'est également lorsque la nullité de l'acte de rupture fait l'objet d'une contestation sérieuse car il convient de prévenir l'irréparable en permettant au juge des référés d'ordonner l'exécution du contrat par une mesure conservatoire552(*). Cette analyse, alors même qu'elle néglige la distinction entre la cessation du trouble actuel et manifestement illicite par une mesure de remise en état et la prévention du dommage imminent par une mesure conservatoire553(*), n'est nullement écartée par la Cour de cassation ; le juge des référés peut en effet ordonner à titre conservatoire, lorsque la nullité n'est pas évidente, l'exécution d'un contrat aux fins de prévenir le dommage que causerait à l'autre partie la rupture554(*). b- Le maintien forcé du contrat ordonné au titre de la réparation en nature du préjudice 192. En présence d'un abus dans l'exercice du droit de
rompre, la prolongation du contrat ne 193. Mais le maintien forcé du contrat au titre de la réparation en nature du préjudice ne risque-t-il pas de perpétuer le lien contractuel ? La distinction entre la réparation en nature et la nullité commande une réponse négative562(*). Au contraire de la nullité qui agit directement sur la situation illicite pour la faire disparaître rétroactivement, la réparation tend à supprimer les conséquences de la situation illicite, constitutives du préjudice563(*). La réparation en nature ne rétablissant pas la situation antérieure564(*), lorsque le juge prononce le maintien forcé du contrat en raison de l'abus du droit de rompre, il ne fait que compenser le dommage en suspendant les effets de la décision abusive. Le droit de rompre pourra donc à nouveau être exercé à la différence des espèces où le maintien forcé du contrat résulte de la nullité de l'acte unilatéral de rupture. Le maintien forcé du contrat, ordonné au titre d'une réparation en nature du préjudice, doit donc n'être prononcé que dans la mesure où il ne supprime pas le droit de rompre le contrat. En ce sens, si la Haute juridiction reconnaît au juge des référés le pouvoir d'ordonner la poursuite des effets d'un contrat, elle exige expressément qu'ils fixent un terme certain à la mesure565(*). A défaut, la doctrine s'accorde à dire qu'une telle mesure serait d'une part inefficace puisqu'elle serait à nouveau assujettie au droit de résiliation unilatérale des parties566(*) et engendrerait d'autre part une paralysie du droit de rompre susceptible de dénaturer la fonction de la réparation567(*). 2°) L'indemnisation du préjudice subi par la rupture d'un contrat équilibré Le juge ne peut prononcer systématiquement le maintien forcé d'un contrat déséquilibré. En certaines hypothèses, l'une des parties devra donc se résoudre à être indemnisée (b) alors même que cette solution lui est préjudiciable (a). a- Une indemnisation parfois nécessaire 194. Le contractant qui ne remplit pas une obligation que le contrat mettait à sa charge peut bien entendu être condamné par les juges à verser des dommages-intérêts au titre du dommage causé à l'autre partie par l'inexécution totale ou partielle de l'engagement contractuel. La mise en oeuvre de cette responsabilité contractuelle nécessite tout d'abord l'inexécution du contrat ou son exécution tardive, incomplète ou défectueuse568(*). Un important courant doctrinal considère que la faute du débiteur devrait également constituer un fait générateur de la responsabilité contractuelle569(*). Cette inexécution n'entraîne pas de plein droit l'obligation de réparation ; le créancier doit également apporter la preuve que l'inexécution contractuelle lui est dommageable570(*). Mais il ne saurait enfin obtenir réparation d'un dommage que s'il trouve effectivement sa cause dans « le fait déclenchant la responsabilité contractuelle de l'agent et l'oblige à le réparer571(*) ». 195. Il appartient dès lors au juge de condamner l'auteur de l'exercice abusif de son droit de rompre à indemniser la partie victime en considérant le préjudice réellement subi. Plus généralement, la rupture unilatérale du contrat, indépendamment de tout abus, peut entraîner de graves répercussions pécuniaires pour son auteur. S'expose donc nécessairement au paiement d'indemnités la partie qui rompt avant son terme un contrat à durée déterminée car cette attitude est constitutive d'une faute572(*). D'autre part, la partie qui rompt, même de manière légitime, un contrat à durée indéterminée peut se voir attribuer l'imputabilité de la rupture et être ainsi obligée de dédommager l'autre partie, laquelle n'est pas toujours en faute573(*). Enfin, dans un contrat portant sur une prestation unique, la partie qui rompt la convention, de façon unilatérale et anticipée, se prive du droit d'exercer la faculté de résiliation telle qu'elle était aménagée par cette convention et s'expose au risque d'une condamnation à indemniser son cocontractant574(*). C'est donc en de nombreuses hypothèses que la Cour de cassation condamne l'auteur de la rupture unilatérale d'un contrat, que nous supposons équilibré, à indemniser son cocontractant. b- Une indemnisation toujours insuffisante 196. L'indemnisation du préjudice ne peut être considérée comme une solution optimale. Elle prive d'une part l'une des parties du bénéfice qu'elle tirait de l'exécution du contrat et repose d'autre part sur un mode de fixation pour le moins imprécis. Dès lors, ne pourrait-on pas envisager le prononcé systématique, à tout le moins plus fréquent, du maintien forcé du contrat ? 197. Nous n'entendons nullement remettre en cause au terme de notre étude la conception dynamique du contrat, de l'équilibre contractuel mais aussi de la force obligatoire que nous nous sommes efforcés de mettre en évidence. Le contrat subit les influences du monde dans lequel il évolue. Parallèlement, l'équilibre contractuel, conçu comme la composition de relative stabilité du contenu du contrat, s'adapte également à cet environnement dans lequel le contrat s'insère. La liberté contractuelle enfin ; celle-ci « qui garde toute son utilité, doit être envisagée dans une optique nouvelle, précisément en termes d'utilité sociale et de justice contractuelle, principes directeurs en droit des contrats, qu'il faut substituer à un dogme de l'autonomie de la volonté qui ne peut donner la solution des questions actuelles575(*) ». Le maintien forcé d'un contrat qui au fil de son évolution est devenu déséquilibré sans aucune utilité pour chacune des parties n'aurait absolument aucun sens. La liberté pour chaque contractant de rompre unilatéralement ce contrat déséquilibré se présente ainsi comme une solution inespérée. Mais qu'en est il d'un contrat qui, bien qu'ayant évolué, n'a jamais cessé d'être équilibré et de présenter un intérêt notable, ne serait-ce que pour l'une des parties ? Aussi vivant soit le contrat, dynamique soit son équilibre, mesurée soit sa force obligatoire, il ne saurait n'être prononcée que l'indemnisation du cocontractant lorsque l'objet contractuel ne présente aucune spécificité. Trop nombreuses sont les décisions avalisant la rupture unilatérale illégitime d'un contrat équilibré. Trop souvent la Cour de cassation se place sur le terrain de la responsabilité consécutive à la rupture et n'exige nullement de son auteur qu'il s'exécute576(*). Cette solution consistant à donner effet à la résiliation anticipée et à se placer d'emblée sur le terrain de la responsabilité contractuelle « méconnaît tout à la fois le principe de la force obligatoire du contrat et le droit de tout créancier à l'exécution forcée des obligations577(*) ». De plus, quelle est la véritable utilité de la victime de la rupture fautive d'un contrat équilibré de se voir allouer des dommages-intérêts ? Soucieuse de privilégier la conclusion de contrats équilibrés, de lutter pour le maintien de cet équilibre tout au long de la vie du contrat, la jurisprudence s'incline à l'aube de l'anéantissement du lien contractuel devant la volonté délibérée de la toute puissance économique de ne pas respecter la parole qu'elle a donnée. Le refus de la Haute juridiction de ne pas élargir la fonction coercitive du maintien forcé d'un contrat équilibré ne constitue-t-il finalement pas le terreau d'un droit à l'inconstance ? Les prémices d'une nouvelle facette d'un certain libéralisme en droit des contrats que nous nous sommes essayés d'illustrer ne peuvent être interprétés comme des facteurs incitatifs d'un tel droit. Déséquilibré, le contrat peut être rompu unilatéralement. Equilibré, les parties se doivent au contraire de respecter, de leur propre chef ou sous l'ordre du juge, la parole qu'elles ont donnée. * * * * 503 Cass. civ. 1ère, 13 octobre 1998, Bull. civ. I, n°300, p.207 ; D. 1999, jur. p.197, note C. JAMIN ; ibid, somm. p.115, obs. P. DELEBECQUE ; JCP éd. G. 1999, II, 10 133, note N. RZEPECKI ; Defrénois, 1999, art. 36 953, n°17, obs. D. MAZEAUD. * 504 Cass. soc., 11 juin 1969, Bull. civ. V, n°401, p.335 ; Gaz. Pal. 1970, 1, p.116, note J. ROZIER. * 505 C. JAMIN, note sous Cass. civ. 1ère, 13 octobre 1998, op. cit., n°4, p.200. * 506 C. JAMIN, note sous Cass. civ. 1ère, 13 octobre 1998, op. cit., n°4, p.200. * 507 N. RZEPECKI, note sous Cass. civ. 1ère, 13 octobre 1998, op. cit., n°8, p.1415. * 508 C. JAMIN, note sous Cass. civ. 1ère, 13 octobre 1998, op. cit., n°5, p.200. * 509 N. RZEPECKI, note sous Cass. civ. 1ère, 13 octobre 1998, op. cit., n°10, p.1416. * 510 C. CHABAS, L'inexécution licite du contrat, L.G.D.J. 2002, préface D. MAZEAUD, n°168, p.164. * 511 P. DELEBECQUE, obs. sous Cass. civ. 1ère, 13 octobre 1998, op. cit., p.115. * 512 C. JAMIN, note sous Cass. civ. 1ère, 13 octobre 1998, op. cit., n°5, p.201. * 513 Cass. com., 2 juillet 1996, Bull. civ. IV, n°198, p.70 ; Defrénois 1996, p.1364, obs. D. MAZEAUD ; JCP 1996, I, 3983, n°14, obs. C. JAMIN. * 514 C. JAMIN, note sous Cass. civ. 1ère, 13 octobre 1998, op. cit., n°5, p.201. * 515 P. JESTAZ, L'obligation et la sanction : à la recherche de l'obligation fondamentale, in Mélanges offerts à Pierre Raynaud, op. cit., p.273 et s. * 516 M. FABRE-MAGNAN, L'obligation de motivation en droit des contrats, in Etudes offertes à Jacques Ghestin : le contrat au début du XXIème siècle, op. cit., n°5, p.307. * 517 Article L. 420-2, alinéa 1er du Code de commerce, ancien article 36-5 de l'ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986, Ordonnance relative à la liberté des prix et de la concurrence. * 518 V. supra n°95. * 519 Cass. com., 17 avril 1980, Bull. civ. IV, n°152, p.118. * 520 D. MAZEAUD, obs. sous Cass. com., 20 janvier 1998, D. 1999, p.114. * 521 M. FABRE-MAGNAN, L'obligation de motivation en droit des contrats, op. cit., n°10, p.313. * 522 V. supra, n°94. * 523 Loi n°89-1008 du 31 décembre 1989, Loi relative au développement des entreprises commerciales et artisanales et à l'amélioration de leur environnement économique, juridique et social. * 524 G. VIRASSAMY, note sous Cass. com., 4 janvier 1994 et 5 avril 1994, D. 1995, jur. p.357, n°7. * 525 Cass. com., 4 janvier 1994, Bull. civ. IV, n°13, p.10 ; RTD civ. 1994, p.352, obs. J. MESTRE ; JCP 1994, I, 3757, obs. C. JAMIN ; D. 1995, jur. p.356, note G. VIRASSAMY. * 526 Cass. com., 28 janvier 1998, op. cit. * 527 C. JAMIN, comm. sous Cass. com., 7 octobre 1997 et 20 janvier 1998, D. 1998, jur., n°6, p.416. * 528 D. MAZEAUD, obs. sous Cass. com., 20 janvier 1998, op. cit. * 529 M. FABRE-MAGNAN, L'obligation de motivation en droit des contrats, op. cit., n°20, p.325. * 530 Article 515-1 du Code civil inséré par la loi n°99-944 du 15 novembre 1999, Loi relative au pacte civil de solidarité. * 531 Article 515-7 du Code civil inséré par la loi n°99-944 du 15 novembre 1999, op. cit. * 532 Article 515-4 du Code civil inséré par la loi n°99-944 du 15 novembre 1999, op. cit. * 533 M. FABRE-MAGNAN, L'obligation de motivation en droit des contrats, op. cit., n°12, p.317. * 534 Cons. const., décision n°99-419 du 9 novembre 1999, op. cit. * 535 M. FABRE-MAGNAN, L'obligation de motivation en droit des contrats, op. cit., n°13, p.317-318. * 536 R. Demogue, Traité des obligations en général, tome VI, Les effets des obligations, Arthur Rousseau et Cie 1932, p.7, n°1. * 537 A. MARAIS, Le maintien forcé du contrat par le juge, P. A. 2 octobre 2002, p.8. * 538 A. MARAIS, Le maintien forcé du contrat par le juge, op. cit., p.8. * 539 Article 15 de la loi n° 89-462 du 6 juillet 1989, Loi tendant à améliorer les rapports locatifs et portant modification de la loi n° 86-1290 du 23 décembre 1986. * 540 Cass. soc., 3 juin 1948, Bull. civ. IV, n°557, p.622. * 541 Cass. soc., 28 avril 1988, Bull civ. V, n°257, p.158 ; D. 1988, jur. p.437, note E. WAGNER ; Dr. Soc. 1988, p.428, concl. H. ECOUTIN, obs. G. COUTURIER. * 542 A. MARAIS, Le maintien forcé du contrat par le juge, P. A. 2 octobre 2002, p.8. * 543 V. infra n°194. * 544 A. MARAIS, Le maintien forcé du contrat par le juge, op. cit., p.9. * 545 F. TERRÉ, Introduction générale au droit, Dalloz 1996, 3ème édition, n°302, p.272. * 546 A. MARAIS, Le maintien forcé du contrat par le juge, op. cit., p.9. * 547 Cass. civ., 3 juin 1948, Bull. civ. IV, n°557, p.622. * 548 F. TERRÉ, P. SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, op. cit., n°1016, p.930. * 549 « Annuler un acte, c'est procéder à une affirmation de droits, c'est trancher le fond ». J. NORMAND, RTD civ. 1982, p.194. * 550 G. COUTURIER, Droit du travail, Les relations individuelles de travail, P.U.F. 1996, 3ème édition, n°137, p.250. * 551 Cass. civ. 1ère, 29 mai 2001, RTD civ. 2001, p.590, obs. J. MESTRE et B. FAGES. * 552 A. MARAIS, Le maintien forcé du contrat par le juge, op. cit., p.10. * 553 Articles 809, alinéa 1er et 873, alinéa 1er du nouveau Code de procédure civile. * 554 Cass. com., 26 février 1991, Bull. civ. IV, n°87, p.58. * 555 J. GHESTIN, C. JAMIN et M. BILLIAU, Traité de droit civil, Les effets du contrat, op. cit., n°274, p.333. * 556 D. MAZEAUD, Le maintien judiciaire des effets du contrat, sanction de sa rupture unilatérale abusive, obs. sous Cass. civ. 1ère, 7 novembre 2000, D.2001, somm. p.1137. * 557 Cass. civ. 1ère, 11 mai 1976, D. 1978, jur. p.269, note J.-J. TAISNE. * 558 Cass. com., 9 février 1976, P. A. 10 juin 1976, p.20. * 559 Cass. com., 3 décembre 1991, RJDA 1992, n°63 ; Revue banque, 1992, p.734, note RIVESLANGE. * 560 A. MARAIS, Le maintien forcé du contrat par le juge, op. cit., p.12. * 561 M.-E. PANCRAZI-TIAN, La protection judiciaire du lien contractuel, op. cit., n°271, p.229. * 562 A. MARAIS, Le maintien forcé du contrat par le juge, op. cit., p.13 et 14. * 563 L. CADIET et P. LE TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 2000-2001, n°2441. * 564 F. TERRÉ, P. SIMLER et Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, op. cit., n°794, p.794. * 565 Cass. civ. 1ère, 7 novembre 2000, op. cit. * 566 C. JAMIN et M. BILLIAU, Le juge des référés impose la poursuite des effets d'un contrat d'assurance valablement dénoncé par l'assureur, op. cit., n°9, p.258. * 567 A. MARAIS, Le maintien forcé du contrat par le juge, op. cit., p.14. * 568 Cass. com., 14 janv. 1997, Bull. civ. IV, n°17, p.15 ; JCP éd. E. 1997, pan. p. 207 ; JCP éd. N. 1998, p. 708. * 569 H. et L. MAZEAUD et A. TUNC, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, tome 1, Montchrestien 1995, 6ème édition, n 662 et s. ; C. RADÉ, L'impossible divorce de la faute et de la responsabilité civile, D. 1998, chr. p. 301 ; G. VINEY et P. JOURDAIN, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, L.G.D.J. 1998, 2ème édition, n 439 et s. ; D. TALLON, Pourquoi parler de faute contractuelle ?, Ecrits en hommage à Gérard Cornu, op. cit., p. 429 ; G. LÉGIER, Rép. civ. Dalloz, Responsabilité contractuelle, n 17 et s. * 570 Article 1147 du Code civil. * 571 Cass. com., 1er décembre 1998, Bull. Joly Bourse 1999, p. 149, note D. PIERRE. * 572 Cass. com., 9 juillet 1996, RJDA 1996, n°1438. * 573 Cass. civ. 1ère, 21 mai 1997, RTD civ. 1997, p.934, obs. J. MESTRE. * 574 Cass. com., 20 mai 1997, Bull. civ. IV, n°140, p.125. * 575 J. GHESTIN, Traité de droit civil, La formation du contrat, op. cit., n°59. * 576 Cass. com., 22 octobre 1996, Bull. civ. IV, n°260, p.222 ; RTD civ. 1997, p.123, obs. J. MESTRE ; D. 1997, somm. p.173, obs. R. LIBCHABER et p.286, obs. P. JOURDAIN. * 577 P. JOURDAIN, La résiliation anticipée d'un contrat de transport doit donner lieu à des dommages-intérêts, le prix fût il d'un montant forfaitairement convenu, obs. sous Cass. com., 22 octobre 1996, op. cit., p.287. |
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